“Réduit à l’unique énergie de la personne humaine, à son âme, à sa flamme, contre la plus vaste, la plus monstrueuse, la plus systématique entreprise pour abaisser, réduire, humilier, anéantir l’être humain, dans sa chair, sa dignité, son essence, le déporté fut à la pointe du martyre, grelottant, affamé, frappé, assassiné, brûlé, jamais courbé, dans son costume rayé flottant sur les charniers, ce costume qui voulait être d’infamie, ne le fut que pour ceux qui l’ont infligé, et dont ceux qui l’ont revêtu, devant l’Histoire, un drapeau de noblesse.
Rien n’aura donné de l’homme une plus haute et plus tragique mesure que l’homme enfermé dans les camps de la mort.”
“Les Tambours de la mémoire : mai 1945-mai 1965”
Maurice DRUON
[Discours prononcé à Paris, Esplanade des Invalides, le 7 mai 1965]
LE PIRE
Le pire, c’est la faim.
Avoir faim, attendre la coulée chaude.
Le pire, c’est le froid.
Le froid quand on a faim,
Le froid des affamés qui tendent l’écuelle,
attendant tout du temps, n’attendant rien d’eux-mêmes.
Le pire, c’est les coups.
Les coups dans les reins,
c’est aux reins que les genoux s’articulent.
Douleur des coups, des corps sans genoux,
Douleur aux reins après deux heures d’appel,
Coups au réveil.
Le pire est de savoir
qu’on ne sait pas quand ça finira,
au matin de la libération, ou chaque soir du désespoir.
Le pire, c’est le voisin qui tend sa face,
et, sous nos yeux, s’entrechoquent ses dents.
Le pire, c’est qu’on marche à reculons
dans des souliers pour géants.
Et que la nature nous coupe l’appétit.
Et que nous faisons des pas petits, petits, comme des enfants,
rêvant d’espaces plus grands.
Le pire, c’est le pyjama rayé
pour affronter la nuit polaire
et tout ce que cette étoffe légère
peut garder des seaux d’eau printanière.
Le pire, c’est d’être ici.
Le pire, c’est d’y penser.
Le pire, c’est d’écouter le temps qui ne coule pas.
Maurice Louis Honel est un résistant et homme politique né le et mort le Il est député communiste de la Seine 1936 à 1940. Arrêté en 1943, il sera déporté à Auschwitz.
L’après-mort
T’ai-je déjà raconté, petite soeur, quelle est la différence entre mourir dans la vie normale et mourir dans un camp de concentration ?
Dans la vie normale, tu as droit à un cercueil et on prend le temps de te pleurer.
Dans un camp, tu n’as pas droit à un cercueil, et on n’a pas le temps de pleurer.
Dans un camp, tu te réveilles un matin, et tu trouves ton meilleur ami, mort, là, à côté de toi, le regard vide et hagard comme le tien. Et aussi sec que le tien. Rien pour pleurer.
Et on transporte un paquet d’os au four crématoire.
Ça m’est arrivé.
Avec mon meilleur ami Momo.
C’est aussi arrivé à un autre de mes amis, Fernand.
Qui a trouvé un matin son père mort, là, à côté de lui.
Pas le temps non plus de pleurer son père.
Deux minutes plus tard l’un était sur la place d’appel, l’autre dans le four crématoire.
Pas de répit pour les vivants.
Ni pour les morts.
T’ai-je raconté cela, petite soeur ? Non.
Et pourtant ce n’est qu’une toute petite histoire banale de tous les jours, parmi cent mille autres histoires tout aussi banales de notre déportation, et que je ne vous ai jamais racontées.
Parce qu’on ne m’a jamais rien demandé.
Parce que ça n’intéressait personne.
Deux bonnes raisons de se taire.
On raconte de telles choses au musée d’Auschwitz ?
Serge Smulevic (Matricule 169922, Auschwitz)
Ô VOUS QUI SAVEZ…
Ô vous qui savez …
Saviez-vous que la faim fait briller les yeux, que la soif les ternit ?
Ô vous qui savez …
Saviez-vous qu’on peut voir sa mère morte et rester sans larmes ?
Ô vous qui savez …
Saviez-vous que le matin on veut mourir, que le soir on a peur ?
Ô vous qui savez …
Saviez-vous qu’un jour est plus qu’une année, une minute plus qu’une vie ?
Ô vous qui savez …
Saviez-vous que les jambes sont plus vulnérables que les yeux,
les nerfs plus durs que les os, le cœur plus solide que l’acier ?
Saviez-vous que les pierres du chemin ne pleurent pas,
qu’il n’y a qu’un mot pour l’épouvante, qu’un mot pour l’angoisse ?
Saviez-vous que la souffrance n’a pas de limite, l’horreur pas de frontière ?
Le saviez-vous ?
Vous qui savez …
Charlotte DELBO (1913-1985)
« Auschwitz et après : Aucun de nous ne reviendra » (Ed. de Minuit)
L’APPEL
Le ciel est noir, la terre est noire,
dur est le gel, lourd est le coeur.
Tristes victimes expiatoires
Nourries de haine et de rancoeurs.
Nous attendons. L’aube blafarde
Sans cesse creuse nos rangs.
Nul sang ne ranime et ne farde
Ces visages de chiens errants.
Reverrons-nous ces jours qu’en rêve
Nuit et jour nous imaginons ?
Visages aimés, heures brèves,
Un feu, un pain, une maison.
Se souvient-on encore d’elles,
Celles qui paient argent comptant
Pour que la vie soit libre et belle.
Et que la France ait un printemps ?
Et si nous revenons un jour
Comme un troupeau de spectres hâves,
Affamées de joie et d’amour,
Serons-nous les tristes épaves
Qu’on enfouit sous un sable lourd ?
Denyse CLAIROUIN, Poème écrit à Ravensbruck
(Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle fait partie de la Résistance (groupe Armée secrète). Arrêtée en 1943, elle est déportée à Ravensbrück puis à Mauthausen, et meurt en
HISTOIRES DE TRAINS
Demain matin
j’irai dans cette gare fumer un bon cigare … et voir passer les trains;
Moi, je ne prends plus le train,
un train, c’est très malin.
Ça peut partir très loin, ne plus te ramener demain…
Alors… dare-dare, je sors de cette gare.
Je veux revoir demain et ne plus voir de train.
Serge SMULEVIC, 1996
Last modified: février 25, 2025